LE BLOG DES COMMUNISTES DE ROMAINVILLE

dimanche 10 mars 2019

L’INÉGALITÉ, CE FLÉAU QUI REND CHACUN DE NOUS MALHEUREUX



Anxiété, obésité, toxicomanie, violence... Les signes de mal-être dans les sociétés « riches » sont légion. Dans « Pour vivre heureux, vivons égaux ! », les épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett montrent que les inégalités sociales ont un impact délétère sur chaque individu. Entretien.

« Je ne sais pas comment je n’ai pas réalisé avant que tous les problèmes que je voyais étaient aggravés dans une société inégalitaire. » Pendant des années, Richard Wilkinson a compilé des données, dans son laboratoire. Et un jour, au milieu des années 1980, il a identifié le mal : les inégalités de revenus. Parce qu’elles entraînent des rapports plus violents entre les individus. Dans son premier best-seller, écrit avec Kate Pickett, « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous », il décortiquait la manière dont les sociétés inégalitaires aggravent une grande partie des maux sanitaires et sociaux : violence, addictions, consumérisme… Dans ce deuxième opus, les deux chercheurs s’intéressent à l’individu.
Dans ce livre, vous changez de focale : de la société vers l’individu. Comment l’inégalité change-t-elle les rapports entre les individus, et produit de l’anxiété sociale ?
L’inégalité renforce l’importance donnée à la position sociale et aux classes sociales. Plus une société est hiérarchisée, plus l’idée que nous sommes classés en fonction de notre mérite intrinsèque est profondément ancrée, et plus chacun en vient à douter de sa valeur. Cela exacerbe la menace d’évaluation sociale et l’angoisse du statut. La timidité, la phobie sociale ou le doute sont beaucoup plus fréquents dans les sociétés inégalitaires.
Par exemple, aux États-Unis ou en Angleterre, on assiste à « une épidémie d’anxiété sociale ». Elle a des répercussions sur la santé. Entretenir des relations agréables et participer à des activités collectives sont aussi déterminantes sur la santé que le fait de ne pas fumer. Des études expérimentales le montrent : des volontaires ont accepté de se voir infliger une blessure sur le bras. La lésion guérit moins rapidement chez ceux qui ont moins d’amis. On a aussi inoculé le virus du rhume par des gouttes nasales à d’autres volontaires. Ceux qui déclaraient avoir moins d’amis avaient quatre fois plus de chances de développer un rhume…
Vous dites qu’il y a un lien entre inégalités et de moindres relations amicales… En quoi ?
Dans les sociétés où règnent de très grands écarts de revenus, la vie locale est indigente. À l’inverse, les sociétés avec de faibles écarts sont beaucoup plus soudées. Leurs habitants ont plus de chance d’être impliqués dans des groupes de quartier ou des associations.
Comment pouvez-vous être sûr que les inégalités sont la raison principale de ces maux ? Cela pourrait aussi être lié aux systèmes de santé ?
De nombreuses études ont examiné cette question. Il faut bien comprendre : la somme qu’un pays décide de consacrer à son système de soins ne détermine pas l’état de santé de la population dans les pays riches, tout comme le nombre de toxicomanes n’est pas influencé par le nombre de centres de réhabilitation, ou la violence par le nombre de policiers. Ces problèmes sont plus courants au bas de l’échelle sociale : c’est ce que nous appelons le gradient social.
Les États-Unis ont la pire espérance de vie parmi les pays développés, le taux d’homicide le plus élevé, le plus fort taux de prisonniers, le plus fort taux d’obésité… Les pays plus égalitaires, comme les pays scandinaves, ont de bien meilleurs résultats. Pour y répondre, vous devez vous penchez sur autre chose. Et ce sont les inégalités de revenus. Ce ne sont pas les différences de revenus moyens entre les pays qui ont un effet, mais les différences à l’intérieur d’un pays.
En quoi le capitalisme crée obligatoirement des addictions aux drogues, à la consommation ?
Les inquiétudes quant au jugement et au regard des autres sont parfois si fortes qu’elles peuvent conduire au retrait de la vie sociale. Pour réduire cette angoisse, nous utilisons alcool et drogues. Ma génération buvait pendant les fêtes, les jeunes Anglais boivent et se droguent avant d’y aller ! Je pense qu’une bonne part de cette consommation a pour but de limiter l’anxiété. Le phénomène s’est aggravé à partir des années 1980 et l’explosion des inégalités. Les plus inégalitaires des États américains affichent des taux supérieurs de toxicomanie et de morts par overdose.
La surconsommation est une autre réponse, c’est une manière de se représenter aux autres comme une personne qui a réussi. Ça nous rend vulnérable aux messages publicitaires vantant des produits capables d’améliorer notre apparence et notre statut. Il y a un lien puissant entre matérialisme et dégradation du bien-être. Le « capitalisme extrême » attire dans ses filets de jeunes gens rendus vulnérables par de bas salaires et une existence ouvrière peu épanouissante : il les encourage à un hédonisme exacerbé et à des orgies de dépense.
Les sociétés libérales sont fondées sur la notion de méritocratie, chacun recevrait ce qu’il mériterait. Pourquoi, selon vous, la méritocratie est-elle un mythe ?
La méritocratie justifie la hiérarchie sociale. Notre position sociale serait le résultat de nos capacités naturelles. C’est une conviction si forte que nous avons tendance à évaluer le mérite, les capacités et l’intelligence d’une personne en fonction de sa position sociale. Les riches et les puissants aiment à le faire croire. Mais l’imagerie médicale et les progrès de la recherche en neurologie ont bouleversé tout ce que nous savions de l’adaptabilité et des capacités de développement du cerveau humain. Il est le reflet de la manière dont nous vivons. Par exemple, une étude porte sur les conducteurs de taxis londoniens, elle met en évidence un élargissement de leur hippocampe – la zone du cerveau utilisée notamment pour naviguer au sein d’un espace tridimensionnel – une fois qu’ils ont passé le test de leur licence. Cet examen appelé le « knowledge » (le savoir) exige de mémoriser 25 000 rues et 320 trajets de la capitale britannique, sans carte, ni GPS… De la même manière, l’apprentissage d’un instrument de musique ou d’une langue étrangère modifie la structure du cerveau. Il y a bien un lien entre aptitude et statut social. Mais c’est la position sociale qui détermine les capacités, les intérêts et les talents d’un individu. Et pas l’inverse. Ainsi, la pauvreté relative affecte le développement du cerveau.
Vous dénoncez l’idée selon laquelle les individus seraient par nature agressifs. Pourriez-vous l’expliquer ?
Cela tient aux formes d’organisation sociale qui ont marqué l’histoire de notre espèce. On distingue trois grandes périodes : les hiérarchies de dominance préhumaines (que l’on retrouve chez les grands singes), les sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs et, plus récemment, les sociétés agricoles et industrielles hiérarchiques. Nos ancêtres préhumains vivaient au sein de hiérarchies de dominance (très marquées), et celles-ci ont laissé des traces dans nos esprits. Mais il en est allé tout autrement pendant la majeure partie de la préhistoire proprement humaine : notre espèce s’organisait en sociétés de chasseurs-cueilleurs extraordinairement égalitaires. Autrement dit, pendant environ 95 % de la période qui s’est écoulée depuis que notre cerveau a atteint sa taille actuelle – soit les 200 000 à 250 000 dernières années –, les sociétés humaines ont été égalitaires. Tous ces héritages influencent nos comportements actuels. Nous savons adopter des stratégies sociales opposées : je peux me montrer égoïste et méchant, mais je sais aussi comment entretenir des amitiés.
Quel regard porte le spécialiste des inégalités que vous êtes sur le mouvement des gilets jaunes ?
Pour moi, ce mouvement est un avertissement. Il nous faudra être plus égalitaires dans la lutte contre le changement climatique. Au lieu de mettre en place des taxes proportionnelles (même taux pour tout le monde – NDLR) qui ciblent prioritairement les plus pauvres, il serait temps de réfléchir à les moduler par exemple en fonction de la consommation.
Plus généralement, le mouvement des gilets jaunes tout comme le soutien à Donald Trump aux États-Unis sont directement liés à la perception des inégalités. Des études allemandes se sont intéressées aux quartiers qui concentrent le plus de soutien aux partis populistes. Les chercheurs y ont mené des entretiens et ils se sont aperçus que tous ces électeurs se sentaient dévalorisés. Aux États-Unis aussi, dans les zones les plus favorables à Trump, on trouvait les pires indicateurs en matière de taux de diabète, d’obésité, d’alcoolisme…
Vous proposez aussi des solutions politiques : que peut-on faire pour lutter contre les inégalités ?
Tout d’abord, lutter contre l’évasion ou l’optimisation fiscale et améliorer la progressivité des impôts. Mais ce type de mesures peut être facilement remis en cause en cas de changement de gouvernement. C’est pourquoi la seule solution de long terme consiste à démocratiser l’économie. Je pense notamment à la représentation des salariés dans les conseils d’administration des entreprises. Il faut faire passer des législations beaucoup plus volontaristes, pour que les salariés représentent la majorité des sièges. Ce serait bon pour l’économie. Il a été démontré que les entreprises détenues par leurs salariés affichent de meilleurs résultats en termes de productivité, d’innovation, de capacité de résistance aux récessions, d’absentéisme… Sans compter la satisfaction des salariés, bien entendu.
Le thème des inégalités est devenu extrêmement populaire : on pense à vos travaux, mais aussi à ceux d’économistes comme Thomas Piketty ou Branko Milanovic. Comment l’expliquez-vous ?
La crise financière de 2008 a joué un rôle important dans cette évolution. Notre précédent livre (« Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ») a été publié en 2009 et n’aurait jamais acquis une telle popularité sans la crise. Piketty, comme nous, a, en quelque sorte, « bénéficié » de ce phénomène. Dans quelle mesure y avons-nous contribué ? Je ne saurais dire…
Thomas Piketty a dû faire face à des attaques virulentes. Vos travaux ont également été beaucoup décriés par des intellectuels de droite. Qu’en est-il aujourd’hui ?
En réalité, les premières attaques venaient plutôt de la gauche ! Mes travaux sur les inégalités remontent aux années 1980. À l’époque, certains confrères n’ont pas aimé l’accent mis sur les facteurs psychosociaux. Ils craignaient que les gouvernements en tirent des conclusions erronées, et en déduisent que les niveaux de revenus ne comptent pas, qu’il suffit de faire en sorte que les gens soient « gentils » les uns envers les autres. Puis nous avons été attaqués par la droite, par des gens qui n’avaient jamais fait de recherches de terrain, mais critiquaient les implications politiques de nos travaux. C’est encore le cas aujourd’hui. En travaillant sur des sujets aussi politiques, vous prenez le risque d’être lus par des gens qui ne s’intéressent qu’à cet aspect des choses. C’est pourquoi nous avons veillé à utiliser de nombreuses références – il y en a 500 dans le livre –, pour montrer qu’il est le fruit d’une recherche poussée. En général, les critiques n’ont pas porté sur le constat scientifique, mais sur les solutions politiques préconisées. C’est plutôt bon signe !
Entretien Réalisé par Pia de Quatrebarbes et Cyprien Boganda



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