Chemetov : " Le mauvais logement est une machine à briser les gens
L’architecte raconte son logement social – gros dossier du gouvernement – idéal : habitable, pas trop petit, il ne doit pas gâcher l’argent public. Rencontre. A nos lecteurs de se faire leur opinion !
A 84 ans, Paul Chemetov est l’une des grandes voix de l’architecture et de l’urbanisme français. Son âge lui donne la liberté de dire ce qu’il pense, même si cela dérange. Il ne court plus après la notoriété et le grand projet. Ses bâtiments – la grande galerie du Muséum national d’histoire naturelle, la piscine des Halles, le ministère des Finances de Bercy – lui ont forgé un statut de bâtisseur.
« Mais en fait, au travers de ma vie, j’ai infiniment plus construit de logements en quantité et en surface, dans d’innombrables programmes. Mais qui s’intéresse au logement ? »
En cinquante ans de carrière, Paul Chemetov a construit « plusieurs milliers de logements sociaux ».
Assis sagement dans le hall de la Cité de l’architecture, où il inaugure son expo« Chacun sa maison », les yeux bridés par le temps, il esquisse ce que pourrait être le logement social idéal.
« Il n’y a pas de logement social idéal. Il n’y a que des logements sociaux habitables. Est-ce qu’il y a un homme, une femme idéale ? Non. Aimeriez-vous vivre avec ? Non.
Par contre, en posant le “ habitable ”, on revient à une forme de créativité possible. Il faut que les microdécisions des gens – leur souhait de bouger tel meuble, de cuisiner ou non – soient possibles. Je vois des logements actuellement où la batterie de cuisine est dans le séjour : on ne vit pas comme ça, ça n’est pas vrai. Qu’ils essaient de faire des choux avec des saucisses, c’est infernal. Et ensuite, les plats dans la cuisine, la vaisselle sale… Qui s’occupe de tout ça ? Certainement pas les architectes. »
Premier HLM de Paul Chemetov, construit à Vigneux en 1962-1964 : « En tout, j’avais 300 logements en plusieurs morceaux » (Paul Chemetov)
« Par pitié, qu’on mette de l’éclairage naturel le plus possible, que la cuisine, même si elle se termine par un bar, puisse être une pièce que quelqu’un puisse fermer. Que dans le séjour, on puisse remuer. Il faut avoir la place de mettre la télé, les ordinateurs, les planches à roulettes, les machines à laver… Où est-ce qu’on met tout ça ?
Le Corbusier avait lancé un slogan : “Le logement comme machine à habiter”. Au fond, une des questions aujourd’hui est de savoir comment faire de la place aux machines dans l’habitat. Le logement, non pas idéal mais habitable, fait de la place aux hommes, mais aussi à tous les accessoires avec lesquels il arrive à vivre… sans divorcer le lendemain. Le mauvais logement est une parfaite machine à briser les gens.
Quand on construit du logement social – et c’est pour cela qu’il faut faire des efforts de bienveillance désespérés envers les autres –, on ne sait pas pour qui on construit. »
« Dans une maison, on a un habitant, un sujet, une famille, des récits. Dans le logement collectif, on est obligé de rendre les choses plus neutres pour qu’elles soient davantage détournées par les vies de chacun.
Je me moque toujours de ces amis architectes désolés de ce que les habitants font de leur appartement. Mais ils font leur maison ! Le rapport d’un habitant avec son appartement n’est pas celui d’un escargot avec sa coquille. Tout le monde cite cette phrase : “ L’homme habite poétiquement ”, sans penser à ses enjeux. D’accord, mais ça veut dire quoi ? Ça signifie qu’il transforme, qu’il est créatif. »
« Evidemment, tout cela est mis à mal aujourd’hui par les règles sur les handicapés qui norment les logements comme jamais auparavant. Je suis très attentif aux malheurs des autres, mais toute la France n’est pas en fauteuil roulant. Pour que vous puissiez recevoir chez vous un handicapé, il suffit d’un ascenseur. Mais sinon, vous êtes là. La fraternité, ça existe. Si vous devez l’aider un peu à aller vers les toilettes, vous pouvez l’aider.
Ces normes sont faites pour un monde totalement autiste. Avec ces normes, les parties utiles des logements deviennent déraisonnables.
Les WC, les couloirs deviennent énormes. La pièce principale devient d’une proportion particulière, les rapports ne sont pas forcément ceux qu’on choisirait, parce qu’il faut que l’handicapé puisse tourner autour du lit.
Je suis pour que tout le monde vive agréablement. Qu’on évite des seuils trop grands. Qu’on fasse des rampes.
Mais aujourd’hui, le respect de la norme de construction pour les handicapés, c’est 15% de la surface des logements et 15% des financements qui sont cramés tous les ans. »
Plan d’un logement au sein d’une résidence sociale de Bobigny, construite dernièrement par Paul Chemetov (Paul Chemetov)
« Actuellement, la tendance de tous, en l’absence de capacité des gens à payer, c’est de descendre la surface des logements pour descendre les loyers. Mais un logement, on le fait pour cent ans. La tendance actuelle, tant du public que du privé, est d’essayer de faire des trois-pièces de 57-58 m2.
Après la guerre, pendant laquelle nous étions à Châteauroux, nous sommes rentrés à Paris et mes parents ont assez rapidement eu un logement social dans le XIIIe : un trois-pièces HLM de 55 m2 où j’ai habité quelques années. Je peux vous dire que ça n’était pas tout à fait habitable.
Heureusement que la vie était agréable avec mes parents. Je pense qu’il est déraisonnable de faire des logements sociaux à moins de 63-65 m2 pour un trois-pièces. »
« Une chose m’étonne. Je suis architecte en chef de plusieurs zones d’aménagement à Paris, Amiens, Montpellier. J’examine donc des logements que proposent des architectes quelquefois tout à fait titrés. Et si je suis toujours impressionné par l’inventivité des façades, je trouve tout de même qu’un logement, c’est l’intérieur, pas la façade. La première qualité d’un logement est d’être habitable.
Or, soit le mépris des conventions de vie, soit l’application bête de la norme, soit la contrainte économique font qu’aujourd’hui, une bonne partie des logements sont moins habitables que les logements des années 70 qu’on détruit. Certes, ils étaient mal isolés, certes l’acoustique, les ascenseurs… D’accord, d’accord… Mais la taille suivait. »
« Mon père était russe, nous étions des immigrés. Quand j’ai eu l’occasion de revenir dans sa ville natale à Rostov, je lui demandé où était sa maison pour aller voir. Il a dit : “ Ça n’est pas la peine, il n’y a plus rien.” Et mon père, qui était quand même un homme robuste qui a survécu à la guerre civile, à la Résistance, au typhus, et à pas mal d’autres choses, c’est un des rares moments de sa vie où je l’ai senti complètement désespéré.
L’intérêt de laisser des cailloux du passé, c’est que vous installez votre bâtiment dans la durée, vous acceptez la différence, les différentes mémoires. Evidemment qu’il faut démolir l’inhabitable, mais cette volonté d’éradiquer certains bâtiments me rappelle cette phrase de Mao Zedong : “C’est sur les pages blanches qu’on écrit les plus beaux poèmes.” Personnellement, je me méfie de cette volonté de faire du passé table rase. »
« Courcouronnes, voilà un bâtiment construit il y a trente ans, parfaitement aimé de ses habitants. Il en reste une douzaine. C’est incroyable d’ailleurs, après deux ans d’intimidation. Il y a encore douze personnes qui s’accrochent.
On veut faire un quartier de 850 logements tous en accession à la propriété, dits écologiques, mais tous homogènes. Courcouronnes, c’est ça : le désir du retour à l’homogène.
Le fait que ces gens qui ont vécu dans cette maison de Courcouronnes, encore parfaitement habitable, ne puissent plus dire à leurs enfants : “ On a été là, ça s’est passé là, nous étions heureux ici”... Qu’est-ce qui reste ? Que diront-ils à leurs enfants demain, s’il ne reste qu’un tas de gravats ? “C’est dans ces gravats que tu es né ?” Il faut se rendre compte de ce qui est en jeu. »
« Le coût de destruction de ces 80 logements est de 20 millions d’euros. Le système de l’Anru [Agence nationale pour la rénovation urbaine, ndlr] consiste à dire : pour détruire l’inhabitable, on va fixer comme règle de financements nouveaux qu’il faut détruire un logement inhabitable pour recevoir les financements d’un logement nouveau.
Pour détruire l’inhabitable, c’est un excellent principe. Sauf que très rapidement, c’est devenu un effet de guichet.
Comme les financements manquent, pour avoir des financements nouveaux, on a commencé à détruire ce qui était encore réparable et habitable. Pour Courcouronnes, c’est patent.
Dépenser 20 millions d’euros – vous vous rendez compte de la somme ? – pour détruire et reconstruire et indemniser des habitants de 80 logements... Mais pour 20 millions d’euros, vous faites carrément 160 logements neufs ! Et vous réparez en plus ce qui reste à réparer dans cet immeuble, ravalé et réparé il y a trois ans, en 2009 !
Donc il y a un gâchis, en dehors de tout ce que j’évoquais sur le plan humain, sur le plan urbain, un gâchis d’argent public aujourd’hui qui est absolument insupportable. Là, on détruit de la valeur. La valeur de destruction, des loyers perdus, des vies gâchées… Est-ce qu’on peut se payer ça, alors qu’on manque cruellement de logements ?
Si la France a 2 000 milliards de dette [1 717 milliards plus précisément, ndlr], c’est à cause de comportements pareils. Il faut arrêter les dépenses inutiles. Je propose au président de la République, déjà, de gagner 20 millions. C’est le cinquième de ce qu’on espère avec la taxation à 75% des plus hauts revenus.
Donc il suffit d’arrêter cinq conneries comme Courcouronnes pour avoir le même argent. Ça, c’est peut-être plus parlant.
Pour faire 500 000 logements par an [soit l’objectif annoncé par le gouvernement, ndlr], il faut de l’argent. 500 000 logements par an, c’est ce qu’on a atteint dans les meilleures années. 525 000 logements en 1973, ça a été le maximum. Ça représente un effort considérable.
Un logement, aujourd’hui, aux normes environnementales, avec son parking, ça vaut à peu près 1 500 euros du m2. Le coût seul de construction. Derrière ça, il y a du foncier, des honoraires, les taxes… Là, vous n’êtes pas loin de 2 500 euros.
Si vous prenez 500 000 logements, disons, à 65 m2, multipliés par 2 500, faites le compte et voyez combien de milliards ça fait [81 milliards d’euros, ndlr]. Mais je pense que cette somme doit être mobilisée. »
« Aujourd’hui, le gros de l’inhabitable a été détruit. C’est pas compliqué. On a construit trois millions et quelques de logements collectifs en France dans les années de production de logements collectifs. Ils ont logé 10 millions de personnes. Qu’est-ce qu’on va faire de ces 10 millions de personnes ? On va les dynamiter en même temps que les logements ? »
« L’avantage des logements anciens, quand ils sont habitables et entretenus, est que leur coût de loyer, comme il est amorti, est moindre que le coût des loyers nouveaux. Tout s’épuise, les logements ne sont pas éternels.
Il faut renouveler le parc existant mais on a aussi intérêt à garder du parc ancien, entretenu, pour baisser la moyenne de ce que l’on perçoit sur les gens, en accession ou en location.
A Courcouronnes, les loyers étaient environ de 470 euros par mois pour un grand trois-pièces. Remplacer du logement social par du logement en accession, c’est aussi modifier la sociologie, et c’est ça le but premier. Les analystes devraient s’intéresser aux dernières élections à Courcouronnes, ils trouveraient les raisons des polémiques inutiles.
Et qu’est-ce qu’on fait de ces gens qu’on sort de logements à 470 euros par mois ? On les met dans des logements neufs, qui vont couter 1 300, 1 500 euros à Paris, où ils ne vont pas tenir ? On les expulse dans des camps de Roms ? On expédie carrément les pauvres français en Roumanie pour qu’ils deviennent riches ? C’est ça, la question que la société française devrait se poser. Qu’est-ce qu’on fait des gens qui sont au RSA ? Est-ce qu’ils ont le droit de vivre ? Je suis assez révolté par tout ça. »
« A notre époque, on met en cause l’architecture de quantité des années 50 à 70 : elle était homogène socialement, constructivement, architecturalement... Mais personne ne met en cause l’homogénéité des pavillons à l’infini de la campagne française. Je pense que le prochain drame de la société française, ça va être le vieillissement de ces pavillons.
On s’est rendu compte, à partir des années 80 et encore plus aujourd’hui, alors que ces premières maisons collectives datent de 54/55, allez, disons même 60, soit une cinquantaine d’années, que d’ici une génération, ça va nous arriver dans la gueule, si vous me passez l’expression. Avec la même violence.
Le jour où les gens auront fini de payer leurs traites, leur maison sera constructivement périmée. Leurs enfants seront partis. Ils ne seront de nulle part ailleurs. Avec des voitures pour se déplacer. Comment voulez-vous desservir des pavillons d’une si faible densité avec des transports en commun ? C’est impossible.
Je me souviens toujours de cette remarque de Roger Quilliot, lettré, amateur de Camus, qui fut un des premiers ministres de l’Urbanisme de François Mitterrand. Il avait signé un article dans Le Monde où il disait : “ Ils croient acheter le paradis, ils achètent l’enfer à crédit.” »
Soyez le premier à commenter !
Enregistrer un commentaire