L’INÉGALITÉ, CE FLÉAU QUI REND CHACUN DE NOUS MALHEUREUX
Anxiété, obésité, toxicomanie, violence... Les signes de mal-être dans les
sociétés « riches » sont légion. Dans « Pour vivre heureux, vivons égaux ! »,
les épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett montrent que les
inégalités sociales ont un impact délétère sur chaque individu. Entretien.
« Je ne sais pas comment je n’ai pas réalisé avant que tous les problèmes
que je voyais étaient aggravés dans une société inégalitaire. » Pendant des
années, Richard Wilkinson a compilé des données, dans son laboratoire. Et un
jour, au milieu des années 1980, il a identifié le mal : les inégalités de
revenus. Parce qu’elles entraînent des rapports plus violents entre les
individus. Dans son premier best-seller, écrit avec Kate Pickett, « Pourquoi
l’égalité est meilleure pour tous », il décortiquait la manière dont les
sociétés inégalitaires aggravent une grande partie des maux sanitaires et
sociaux : violence, addictions, consumérisme… Dans ce deuxième opus, les deux
chercheurs s’intéressent à l’individu.
Dans ce livre, vous changez de focale : de la société vers l’individu.
Comment l’inégalité change-t-elle les rapports entre les individus, et produit
de l’anxiété sociale ?
L’inégalité renforce l’importance donnée à la position sociale et aux
classes sociales. Plus une société est hiérarchisée, plus l’idée que nous
sommes classés en fonction de notre mérite intrinsèque est profondément ancrée,
et plus chacun en vient à douter de sa valeur. Cela exacerbe la menace
d’évaluation sociale et l’angoisse du statut. La timidité, la phobie sociale ou
le doute sont beaucoup plus fréquents dans les sociétés inégalitaires.
Par exemple, aux États-Unis ou en Angleterre, on assiste à « une épidémie
d’anxiété sociale ». Elle a des répercussions sur la santé. Entretenir des
relations agréables et participer à des activités collectives sont aussi
déterminantes sur la santé que le fait de ne pas fumer. Des études
expérimentales le montrent : des volontaires ont accepté de se voir infliger
une blessure sur le bras. La lésion guérit moins rapidement chez ceux qui ont
moins d’amis. On a aussi inoculé le virus du rhume par des gouttes nasales à
d’autres volontaires. Ceux qui déclaraient avoir moins d’amis avaient quatre
fois plus de chances de développer un rhume…
Vous dites qu’il y a un lien entre inégalités et de moindres relations
amicales… En quoi ?
Dans les sociétés où règnent de très grands écarts de revenus, la vie
locale est indigente. À l’inverse, les sociétés avec de faibles écarts sont
beaucoup plus soudées. Leurs habitants ont plus de chance d’être impliqués dans
des groupes de quartier ou des associations.
Comment pouvez-vous être sûr que les inégalités sont la raison principale
de ces maux ? Cela pourrait aussi être lié aux systèmes de santé ?
De nombreuses études ont examiné cette question. Il faut bien comprendre :
la somme qu’un pays décide de consacrer à son système de soins ne détermine pas
l’état de santé de la population dans les pays riches, tout comme le nombre de
toxicomanes n’est pas influencé par le nombre de centres de réhabilitation, ou
la violence par le nombre de policiers. Ces problèmes sont plus courants au bas
de l’échelle sociale : c’est ce que nous appelons le gradient social.
Les États-Unis ont la pire espérance de vie parmi les pays développés, le
taux d’homicide le plus élevé, le plus fort taux de prisonniers, le plus fort
taux d’obésité… Les pays plus égalitaires, comme les pays scandinaves, ont de
bien meilleurs résultats. Pour y répondre, vous devez vous penchez sur autre
chose. Et ce sont les inégalités de revenus. Ce ne sont pas les différences de
revenus moyens entre les pays qui ont un effet, mais les différences à
l’intérieur d’un pays.
En quoi le capitalisme crée obligatoirement des addictions aux drogues, à
la consommation ?
Les inquiétudes quant au jugement et au regard des autres sont parfois si
fortes qu’elles peuvent conduire au retrait de la vie sociale. Pour réduire
cette angoisse, nous utilisons alcool et drogues. Ma génération buvait pendant
les fêtes, les jeunes Anglais boivent et se droguent avant d’y aller ! Je pense
qu’une bonne part de cette consommation a pour but de limiter l’anxiété. Le
phénomène s’est aggravé à partir des années 1980 et l’explosion des inégalités.
Les plus inégalitaires des États américains affichent des taux supérieurs de
toxicomanie et de morts par overdose.
La surconsommation est une autre réponse, c’est une manière de se
représenter aux autres comme une personne qui a réussi. Ça nous rend vulnérable
aux messages publicitaires vantant des produits capables d’améliorer notre
apparence et notre statut. Il y a un lien puissant entre matérialisme et
dégradation du bien-être. Le « capitalisme extrême » attire dans ses filets de
jeunes gens rendus vulnérables par de bas salaires et une existence ouvrière
peu épanouissante : il les encourage à un hédonisme exacerbé et à des orgies de
dépense.
Les sociétés libérales sont fondées sur la notion de méritocratie, chacun
recevrait ce qu’il mériterait. Pourquoi, selon vous, la méritocratie est-elle
un mythe ?
La méritocratie justifie la hiérarchie sociale. Notre position sociale
serait le résultat de nos capacités naturelles. C’est une conviction si forte
que nous avons tendance à évaluer le mérite, les capacités et l’intelligence
d’une personne en fonction de sa position sociale. Les riches et les puissants
aiment à le faire croire. Mais l’imagerie médicale et les progrès de la
recherche en neurologie ont bouleversé tout ce que nous savions de
l’adaptabilité et des capacités de développement du cerveau humain. Il est le
reflet de la manière dont nous vivons. Par exemple, une étude porte sur les
conducteurs de taxis londoniens, elle met en évidence un élargissement de leur
hippocampe – la zone du cerveau utilisée notamment pour naviguer au sein d’un
espace tridimensionnel – une fois qu’ils ont passé le test de leur licence. Cet
examen appelé le « knowledge » (le savoir) exige de mémoriser 25 000 rues et
320 trajets de la capitale britannique, sans carte, ni GPS… De la même manière,
l’apprentissage d’un instrument de musique ou d’une langue étrangère modifie la
structure du cerveau. Il y a bien un lien entre aptitude et statut social. Mais
c’est la position sociale qui détermine les capacités, les intérêts et les
talents d’un individu. Et pas l’inverse. Ainsi, la pauvreté relative affecte le
développement du cerveau.
Vous dénoncez l’idée selon laquelle les individus seraient par nature
agressifs. Pourriez-vous l’expliquer ?
Cela tient aux formes d’organisation sociale qui ont marqué l’histoire de
notre espèce. On distingue trois grandes périodes : les hiérarchies de
dominance préhumaines (que l’on retrouve chez les grands singes), les sociétés
égalitaires de chasseurs-cueilleurs et, plus récemment, les sociétés agricoles
et industrielles hiérarchiques. Nos ancêtres préhumains vivaient au sein de
hiérarchies de dominance (très marquées), et celles-ci ont laissé des traces
dans nos esprits. Mais il en est allé tout autrement pendant la majeure partie
de la préhistoire proprement humaine : notre espèce s’organisait en sociétés de
chasseurs-cueilleurs extraordinairement égalitaires. Autrement dit, pendant
environ 95 % de la période qui s’est écoulée depuis que notre cerveau a atteint
sa taille actuelle – soit les 200 000 à 250 000 dernières années –, les
sociétés humaines ont été égalitaires. Tous ces héritages influencent nos
comportements actuels. Nous savons adopter des stratégies sociales opposées :
je peux me montrer égoïste et méchant, mais je sais aussi comment entretenir
des amitiés.
Quel regard porte le spécialiste des inégalités que vous êtes sur le
mouvement des gilets jaunes ?
Pour moi, ce mouvement est un avertissement. Il nous faudra être plus
égalitaires dans la lutte contre le changement climatique. Au lieu de mettre en
place des taxes proportionnelles (même taux pour tout le monde – NDLR) qui
ciblent prioritairement les plus pauvres, il serait temps de réfléchir à les
moduler par exemple en fonction de la consommation.
Plus généralement, le mouvement des gilets jaunes tout comme le soutien à
Donald Trump aux États-Unis sont directement liés à la perception des
inégalités. Des études allemandes se sont intéressées aux quartiers qui
concentrent le plus de soutien aux partis populistes. Les chercheurs y ont mené
des entretiens et ils se sont aperçus que tous ces électeurs se sentaient
dévalorisés. Aux États-Unis aussi, dans les zones les plus favorables à Trump,
on trouvait les pires indicateurs en matière de taux de diabète, d’obésité,
d’alcoolisme…
Vous proposez aussi des solutions politiques : que peut-on faire pour
lutter contre les inégalités ?
Tout d’abord, lutter contre l’évasion ou l’optimisation fiscale et
améliorer la progressivité des impôts. Mais ce type de mesures peut être
facilement remis en cause en cas de changement de gouvernement. C’est pourquoi
la seule solution de long terme consiste à démocratiser l’économie. Je pense
notamment à la représentation des salariés dans les conseils d’administration
des entreprises. Il faut faire passer des législations beaucoup plus
volontaristes, pour que les salariés représentent la majorité des sièges. Ce
serait bon pour l’économie. Il a été démontré que les entreprises détenues par
leurs salariés affichent de meilleurs résultats en termes de productivité,
d’innovation, de capacité de résistance aux récessions, d’absentéisme… Sans
compter la satisfaction des salariés, bien entendu.
Le thème des inégalités est devenu extrêmement populaire : on pense à vos
travaux, mais aussi à ceux d’économistes comme Thomas Piketty ou Branko
Milanovic. Comment l’expliquez-vous ?
La crise financière de 2008 a joué un rôle important dans cette évolution.
Notre précédent livre (« Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ») a été
publié en 2009 et n’aurait jamais acquis une telle popularité sans la crise.
Piketty, comme nous, a, en quelque sorte, « bénéficié » de ce phénomène. Dans
quelle mesure y avons-nous contribué ? Je ne saurais dire…
Thomas Piketty a dû faire face à des attaques virulentes. Vos travaux ont
également été beaucoup décriés par des intellectuels de droite. Qu’en est-il
aujourd’hui ?
En réalité, les premières attaques venaient plutôt de la gauche ! Mes
travaux sur les inégalités remontent aux années 1980. À l’époque, certains
confrères n’ont pas aimé l’accent mis sur les facteurs psychosociaux. Ils
craignaient que les gouvernements en tirent des conclusions erronées, et en
déduisent que les niveaux de revenus ne comptent pas, qu’il suffit de faire en
sorte que les gens soient « gentils » les uns envers les autres. Puis nous
avons été attaqués par la droite, par des gens qui n’avaient jamais fait de
recherches de terrain, mais critiquaient les implications politiques de nos
travaux. C’est encore le cas aujourd’hui. En travaillant sur des sujets aussi
politiques, vous prenez le risque d’être lus par des gens qui ne s’intéressent
qu’à cet aspect des choses. C’est pourquoi nous avons veillé à utiliser de
nombreuses références – il y en a 500 dans le livre –, pour montrer qu’il est
le fruit d’une recherche poussée. En général, les critiques n’ont pas porté sur
le constat scientifique, mais sur les solutions politiques préconisées. C’est
plutôt bon signe !
Entretien Réalisé par Pia de
Quatrebarbes et Cyprien Boganda
Soyez le premier à commenter !
Enregistrer un commentaire