LIVRES. L’HISTOIRE SECRÈTE DES FEMMES DE LETTRES
De tout temps, les
femmes ont écrit. Formidablement. Les noms et les œuvres restent pourtant
méconnus. Chercheurs et éditeurs tentent aujourd’hui d’y remédier.
Peut-on se contenter de l’histoire de la littérature telle que nous l’avons
apprise ? Certainement pas, vu la très faible place attribuée aux femmes. Qui a
pourtant écrit le premier texte littéraire connu ? Une femme : Enheduanna,
princesse mésopotamienne, née il y a 4 300 ans ! Qui a signé le premier
roman connu ? Une femme : Murasaki Shikibu, dignitaire à la cour impériale du
Japon, avec le Dit du Genji vers l’an 1 000 ! Gageons que si ces pionnières
étaient nées hommes, leurs noms seraient aujourd’hui bien plus connus du grand
public. « Dans des sociétés patriarcales, où les hommes dominent les femmes et
leur assignent une place définie, tout était organisé pour interdire,
stigmatiser, discriminer, décourager, et au final se réserver l’exercice de la
littérature. Les femmes ont malgré tout signé nombre de textes. Forcément, la
qualité a été au rendez-vous. Les œuvres et les noms ne manquent pas. Elles
sont simplement passées sous silence et exclues de notre patrimoine. Les
institutions oublient. Par dédain et misogynie », s’indigne Éric Dussert.
L’auteur de Cachées par la forêt, ouvrage qui rend justice à
138 femmes de lettres oubliées, évoque très vite la vie et l’œuvre de
Christine de Pizan : « Mais où sont les statues à son effigie ? C’est
incroyable. Il s’agit de la première femme à avoir son propre atelier de copie
de manuscrits. En 1405, elle publie à Paris la Cité des dames, l’un des
premiers textes féministes. Et il n’est même plus édité aujourd’hui ! »
Reconnue de son vivant, Christine de Pizan fut qualifiée de « plus parfait
homme » par ses contemporains, comme s’il fallait forcément passer par le
masculin pour décrire une intellectuelle… Les « femmes savantes » et les
« bas-bleus » sont ensuite tout au long de l’histoire bien souvent raillées, ne
trouvant que de trop rares alliés. Ce qui amène l’influente salonnière Madame
Dupin, après avoir rédigé les 2 000 pages de son livre la Défense des
femmes et l’égalité entre les sexes, à ne pas le publier, par crainte d’être
l’objet des pires attaques. « Il dort encore dans des cartons et n’a jamais été
imprimé », regrette Éric Dussert.
« Il y a beaucoup de
George »
L’arrière-petite-fille de Madame Dupin, George Sand, a repris le flambeau
avec brio, jusqu’à devenir aussi célèbre que les écrivains de son siècle. Elle
n’a pas été pas la seule à se choisir un prénom d’homme pour signer ses œuvres.
« Il y a beaucoup de George, j’en découvre tout le temps », souligne Laurence
Faron. La directrice des éditions Talents hauts vient de lancer la collection
« les Plumées », dédiée aux romancières oubliées, très nombreuses à partir du
XIXe siècle. « Énormément de textes écrits par des femmes ont connu un
grand succès public et critique. Mais ils ont disparu », observe-t-elle. Un
phénomène qui frappe aussi des hommes, un temps lus avant de tomber dans les
oubliettes, mais bien plus les femmes, qui subissent ici une double peine. « Le
nettoyage de la postérité littéraire atteint tout le monde. Mais quand même :
pour le XXe siècle, on va retenir dix femmes, et dix fois plus d’hommes.
Avant, c’est pire », mesure Éric Dussert.
« Il y a une forme d’impensé sexiste qui s’exprime en permanence. Il n’y a
qu’à voir la liste des prix littéraires et des textes sélectionnés dans les
programmes scolaires, où les femmes sont sous-représentées, pour s’en
convaincre », ajoute Laurence Faron. En tout, quatorze femmes ont par exemple
reçu le Nobel de littérature. Six de 1901 à 1990, puis huit depuis 1991. Douze
ont été récompensées par le Goncourt depuis 1903, donc cinq à partir de 1996.
Soit très peu, avec un progrès depuis trente ans. « Aujourd’hui, au
XXIe siècle, les romancières sont de plus en plus lues et de moins en
moins ostracisées. Disons que l’on est sur le bon chemin… C’est l’occasion de
redécouvrir notre patrimoine : beaucoup de femmes de lettres de talent sont
passées sous silence. Nous voulons à la fois en faire la démonstration
politique, en plus de réhabiliter la littérature en mettant fin à un sacré
gâchis », expose Laurence Faron.
Un patrimoine à
redécouvrir
Isoline, de Judith Gautier, dont le père, Théophile, est resté célèbre,
l’Aimée, de Renée Vivien, et Marie-Claire, de Marguerite Audoux, viennent ainsi
d’être republiés. D’autres suivront, dont la Belle et la Bête, histoire connue
mondialement, signée par une inconnue : Gabrielle-Suzanne de Villeneuve. « Un
très beau conte, magnifiquement écrit », assure l’éditrice, qui compte sortir
dix ouvrages par an, « pour faire la preuve par la qualité et par le nombre ».
« Il faut vraiment que les éditeurs s’éveillent. C’est l’objectif de mon livre.
Ce que fait Talents hauts est formidable : cela va botter les fesses des
grosses maisons. C’est tant mieux, elles ont des trésors dans leurs
catalogues », s’enthousiasme Éric Dussert, dont le livre fourmille de trésors
cachés.
Qui sait que Delphine de Girardin a inventé la chronique de presse ? Qui a
lu ses œuvres ? Comment expliquer que Sangs, de Louise Hervieux, prix Femina
1936, ne soit plus édité ? Ce roman, écrit par une syphilitique de naissance, a
eu un tel écho qu’il a permis la création du carnet de santé en 1938. Qui lit
Myriam Harry, Claire de Duras, Rose Celli ou Marie-Louise Haumont ? Ou encore
Madame 60 bis, d’Henriette Valet, qui vient de ressortir dans la collection
« Inconnues », chez l’Arbre vengeur ?
Autant d’œuvres perdues à faire ressurgir. « Je peux dire à l’avantage de
mon sexe que l’on ne regarde plus comme un prodige les productions de son
esprit », appréciait Madame de Gomez, qui fut la première romancière et
dramaturge à vivre de sa plume, et reste trop peu éditée aujourd’hui.
Aurélien Soucheyre
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