« IL FAUT ROMPRE AVEC LES TRAITÉS EUROPÉENS » (INTERVIEW DE IAN BROSSAT)
Alors que l’élection
européenne a lieu le 26 mai, entretien avec la tête de liste de la liste
PCF, Ian Brossat.
Ian Brossat, tête de liste communiste pour l’élection européenne, sillonne
la France depuis plusieurs mois. Mais c’est le débat à 12 sur France 2, le
4 avril, qui l’a fait connaître du grand public. Claires, précises,
concrètes, ses interventions et ses propositions lors de cette soirée l’ont
imposé dans le paysage politique. Rencontre.
Après des mois de campagne, qu’est-ce que vous retenez de vos multiples
rencontres ?
Ce qui me frappe le plus, c’est l’ampleur des mobilisations un peu partout
dans notre pays sur l’enjeu des services publics. La question des maternités
qui ferment, celles des hôpitaux, des bureaux de poste, des lignes de train qui
disparaissent sont devenues un enjeu qui anime un nombre très important de nos
concitoyens et qui permet de mesurer concrètement les conséquences des
politiques d’austérité qui ont été appliquées depuis une vingtaine d’années
dans notre pays. Et tout l’enjeu maintenant, c’est de faire le lien entre cette
réalité vécue par des millions de gens et ces politiques d’austérité appliquées
à l’échelle de l’Europe et de la France depuis trop longtemps.
Pour l’instant, ce lien ne se fait pas forcément, quand on voit le taux
d’abstention qui s’annonce, comment mobiliser notamment les classes
populaires ?
La première chose à rappeler, c’est que la règle des 3 % au maximum de
déficit public qu’on nous a imposée depuis le traité de Maastricht conduit
directement à la disparition des services utiles au quotidien. Moins de dépense
publique, c’est moins de services publics.
Je rencontre aussi beaucoup de Français qui sont également dégoûtés par le
cours actuel de l’Union européenne, mais se disent que c’est le combat de David
contre Goliath et que le rôle du Parlement européen est assez dérisoire. Or la
réalité, c’est que toutes les dispositions prises à l’échelle de l’Europe
passent par un vote majoritaire au Parlement européen. Le rapport de forces à
l’intérieur même du Parlement européen est absolument décisif. Un exemple : le
traité budgétaire qui avait été négocié par Sarkozy et Merkel puis ratifié par
François Hollande, contrairement à ses engagements de campagne, en 2012, avait
une validité de cinq ans. Il est désormais caduc. Il sera à nouveau soumis au
Parlement européen. Ce sera l’un des premiers votes sur lequel les futurs
eurodéputés se prononceront.
Ce traité budgétaire sanctuarise les politiques d’austérité puisqu’il nous
impose la fameuse règle d’or : pas plus de 0,5 % de déficit structurel.
S’il est adopté, ce sera donc une nouvelle cure d’austérité. Une question
concrète se pose donc : y aura-t-il des députés européens demain pour s’y
opposer ? Y aura-t-il une majorité au Parlement européen pour rejeter ces politiques
d’austérité en France ?
Au vu des critiques contre l’UE, pourquoi ne pas en sortir ?
Les règles actuelles de l’Union européenne ne nous conviennent pas. Cela
dit, l’expérience britannique et les premiers pas vers le Brexit ne nous
encouragent pas à emprunter une voie qui consisterait à sortir de l’Union
européenne. Évidemment, il faut respecter le vote des Britanniques. Mais leur
difficulté à sortir de l’UE témoigne du fait que les liens entre nos États sont
si puissants qu’on n’en sort pas sans casse. Pour autant, il faut s’interroger
sur les raisons qui font que les peuples d’Europe éprouvent de plus en plus de
défiance vis-à-vis de l’Union européenne. Elle est devenue au fur et à mesure
des années une gigantesque machine à produire de la régression sociale et à
pourrir la vie des peuples. L’Union européenne ne pourra de toute façon pas
continuer comme aujourd’hui. Soit elle change, soit elle mourra parce que le
divorce entre les peuples de l’Union européenne sera tel qu’elle ne s’en
remettra pas.
Face à la montée de l’extrême droite, pourquoi ne pas répondre à l’appel de
la majorité à s’unir contre elle ?
Tout simplement parce que le nationalisme est l’enfant des politiques
libérales. Ce sont les politiques libérales imposées à coups de latte par nos
dirigeants européens qui conduisent les peuples à se tourner vers les
nationalistes.
Il est par ailleurs mensonger de nous faire croire que l’extrême droite
serait une alternative « sociale » aux libéraux. Il est temps de mener une
opération vérité sur le vrai programme de l’extrême droite. Quand on regarde
les positions défendues par Mme Le Pen en France, on s’aperçoit qu’elle est
contre l’augmentation du Smic et qu’elle est contre l’augmentation de l’ISF.
Quand on regarde les votes des députés du Rassemblement national au
Parlement européen, on s’aperçoit qu’ils ont défendu la directive sur le secret
des affaires qui protège les multinationales contre les investigations,
notamment celles des journalistes qui enquêtent sur la fraude fiscale. Leurs
amis autrichiens ont mis en œuvre la semaine de 60 heures de travail et
leurs amis italiens, Salvini en tête, grands patriotes devant l’Éternel,
viennent de vendre le port de Gênes et le port de Trieste aux Chinois ! Et
l’extrême droite voudrait nous faire croire que c’est avec eux qu’elle va,
demain, construire l’Europe sociale et défendre la souveraineté des peuples ?
On voit là tout le danger qu’il y aurait à limiter le débat européen à un
affrontement entre l’extrême droite et les libéraux.
Quelles propositions principales faites-vous pour changer cette Europe-là ?
Je dirais d’abord qu’il y a une logique globale avec laquelle il faut
rompre. Aujourd’hui, l’Union européenne fonctionne à partir de deux dogmes. Le
premier, c’est l’austérité et la fameuse règle des 3 % de déficit public à
laquelle il est interdit de déroger, faute de quoi on peut être sanctionné. La
deuxième, c’est la concurrence libre et non faussée. C’est d’ailleurs une drôle
d’idée d’avoir créé une Union dans laquelle les peuples et les États ne sont
pas là pour se serrer les coudes, mais dans laquelle ils passent le plus clair
de leur temps à se tirer dans les pattes. Donc, il faut rompre avec les traités
européens. Et c’est pour nous une exigence absolument majeure parce que ces
traités européens portent en eux un ADN libéral.
Et concrètement, sur quels thèmes faut-il agir ?
D’abord, nous souhaitons que les travailleurs d’Europe puissent enfin vivre
de leur travail. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas puisque, depuis dix ans, le
taux de travailleurs pauvres en Europe est passé de 7 % à 10 %. Alors
même que le produit intérieur brut au sein de l’Union européenne est passé de
15 000 milliards d’euros à 17 000 milliards d’euros. Nous avons
produit plus des richesses et, dans le même temps, nous nous sommes appauvris.
Nous faisons une proposition très simple : un Smic européen fixé à 60 %
du salaire moyen de chaque pays, ce qui reviendrait à un Smic français à
1 400 euros net. On est très loin de la proposition de Mme Loiseau qui,
elle, reviendrait à établir le Smic français à 900 euros ! Notre volonté,
c’est de construire une Europe dans laquelle on tire les travailleurs vers le
haut.
Ensuite, nous voulons une Europe dans laquelle les services publics se
développent, au lieu d’être en permanence sacrifiés. C’est la raison pour
laquelle nous proposons une clause de non-régression sociale. La France avait
développé, après la Seconde Guerre mondiale, un secteur public puissant, adossé
à des entreprises publiques qui disposaient d’un monopole. C’était le cas dans
le secteur de l’énergie, dans le secteur des transports, dans le secteur des télécoms.
Tout cela a été sacrifié parce qu’on nous a imposé des directives de
libéralisation. C’est un pan de notre identité nationale qui a été saccagé. On
nous a imposé un moule libéral qui ne correspond ni à nos traditions, ni à nos
valeurs.
Ils nous ont expliqué à l’époque que les usagers, désormais appelés
« clients », bénéficieraient de cette libéralisation. Aujourd’hui, nous avons
suffisamment de recul pour faire le bilan de ces directives de libéralisation.
Et nous constatons que, par exemple, dans le domaine de l’énergie, cela a
conduit à une hausse des tarifs de 70 %.
Confrontés à ce type de disposition, nous devrions pouvoir faire valoir une
forme de droit de veto, une clause de non-régression. L’Union européenne doit
accepter qu’en son sein puissent coexister des modèles économiques différents.
Je suis persuadé que d’autres peuples, d’autres États européens profiteraient
d’une telle disposition.
Vous évoquez régulièrement le rôle de la BCE…
Il faut en effet une troisième rupture sur la question de l’argent et de la
répartition des richesses. La BCE, a versé depuis dix ans 3 000 milliards
d’euros aux banques privées, sans la moindre condition. Cet argent-là serait
beaucoup plus utile s’il allait vers les services publics, vers le bien-être des
populations et vers la transition énergétique.
Par ailleurs, nous souhaitons une politique de fermeté absolue vis-à-vis de
l’évasion et de la fraude fiscales, qui représentent 1 000 milliards
d’euros à l’échelle de l’Europe. Il est temps que le Luxembourg, les Pays-Bas,
Malte et l’Irlande, tous ces États qui nous pillent en nous privant de nos
recettes fiscales, figurent sur la liste des paradis fiscaux établie par
l’Union européenne. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
Quel rôle doit, selon vous, jouer l’Europe sur le plan international ?
L’UE nous a été vendue comme un moyen de faire face à la mondialisation
libérale. Aujourd’hui, elle est devenue un accélérateur de cette
mondialisation. Notamment en multipliant ces fameux traités de libre-échange
qui conduisent à ouvrir nos frontières à n’importe quel produit, dans n’importe
quelle condition sociale et environnementale. Donc, l’Union européenne serait
utile si précisément elle remplissait sa promesse et si elle nous permettait,
au contraire, de faire valoir un autre modèle que le modèle libéral défendu par
les États-Unis.
Nous nous opposerons, comme nous l’avons toujours fait, aux traités de
libre-échange. Nous proposons au contraire de relocaliser les activités en
instituant une clause de proximité dans les marchés publics. Ce qui peut être
produit en France doit être produit en France, et la commande publique doit y
contribuer.
L’Europe, ça devait être également la paix. Aujourd’hui, c’est l’inverse :
c’est la course aux armements. L’Union européenne impose aux États membres de
consacrer 2 % de leur produit intérieur brut aux dépenses militaires.
C’est bien la seule fois d’ailleurs que l’Union européenne nous fixe un
objectif de dépenses. Jusqu’à présent, elle nous fixait essentiellement des
objectifs d’économies dans le domaine de l’éducation ou de la santé, par
exemple !
D’autre part, la fameuse défense européenne indépendante des États-Unis…
est une vaste supercherie. La réalité, c’est que c’est Trump qui nous demande
d’augmenter les dépenses militaires. Nous, nous sommes cohérents. Nous voulons
l’indépendance. Et donc, la rupture avec l’Otan.
La droite a fait du refus de l’accueil des migrants son cheval de bataille…
L’Union européenne passe son temps à ériger des frontières et dépense des
sommes colossales pour empêcher les migrants d’y entrer. En revanche, elle
laisse les frontières grandes ouvertes aux fraudeurs fiscaux. Je propose
l’inverse. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La fraude fiscale coûte
100 milliards d’euros par an en France. L’immigration nous rapporte
4 milliards d’euros par an. Car les étrangers présents en France
travaillent, paient des impôts et des cotisations. Ce que je veux, c’est qu’on
ferme les frontières aux fraudeurs fiscaux qui se comportent en parasites.
En revanche, pour ce qui est des humains, en l’occurrence des réfugiés, je
considère que notre devoir est de les accueillir. Pas n’importe comment, pas de
manière anarchique, mais de manière organisée, avec une clé de répartition à
l’échelle de l’Union européenne.
Il n’est pas acceptable qu’un pays comme la Pologne, qui touche
12 milliards d’euros cash de l’Union européenne chaque année, puisse se
dérober à toute forme de solidarité et laisse les pays du Sud gérer seuls une
situation comme celle-là. Donc, oui. Il faut accueillir, il faut héberger. Il
faut s’organiser pour cela.
Les électeurs de gauche sont dubitatifs devant la multiplication des listes
et craignent que tout le monde ne soit perdant, qu’en pensez-vous ?
Je regrette cette dispersion. Le Parti communiste a tendu la main aux
autres forces politiques de la gauche anti-austérité. Je regrette que cela
n’ait pas abouti. Nous n’avons pas réussi le rassemblement par le haut. Nous
avons donc cherché à construire un rassemblement par le bas. Nous avons décidé
d’ouvrir très largement notre liste à des figures du mouvement social et
associatif, puisqu’un tiers des membres de notre liste n’ont pas leur carte au
Parti communiste. Ce sont des gilets jaunes, des cols bleus, des blouses
blanches, des stylos rouges, des hommes et des femmes engagés dans le mouvement
social.
Il faut néanmoins avoir l’honnêteté de reconnaître que toutes ces listes de
gauche ne disent pas la même chose et n’ont en tout cas pas dit ou fait la même
chose sur les enjeux européens. Le Parti communiste a ce grand atout dans cette
campagne d’être constant et cohérent. Nous sommes une force politique qui, sur
cette question, n’a jamais menti, ni jamais trahi, jamais fait croire à
personne que nous construirions l’Europe sociale avec des traités
ultralibéraux.
L’élection européenne, ce n’est pas non plus la fin de l’histoire. Une fois
l’élection passée, il faudra bien que la gauche se reparle, si nous voulons
construire une alternative à Macron et Le Pen. Il va bien falloir retrouver le
chemin de l’unité et du rassemblement.
Après le premier débat télévisé, le 4 avril, que vous avez réussi
selon tous les observateurs, sentez-vous une nouvelle dynamique sur le
terrain ?
Je sens que depuis ce débat, il y a plus de monde dans les meetings, une
mobilisation de terrain qui s’accroît, des sondages qui commencent à
s’améliorer. Il va cependant falloir déployer une mobilisation puissance 10
d’ici le 26 mai, car beaucoup de Français vont se décider dans les
derniers jours. Depuis 1979, il y a toujours eu des députés communistes au Parlement
Européen et ils ont fait la preuve de leur utilité. Ils ont joué un rôle
indispensable de lanceurs d’alerte.
Sans eux, le projet de Constitution européenne n’aurait jamais été diffusé
dès 2003, soit deux ans avant le référendum victorieux. Sans eux, qui aurait
relayé la mobilisation des dockers en 2003 et 2006 pour faire échec aux
directives de libéralisation des services portuaires ? Sans eux, le programme
européen d’aide alimentaire qui profite à 3 millions de Français aurait
été purement et simplement supprimé. Et si nous avions été un peu plus
nombreux, nous aurions fait échec au quatrième paquet ferroviaire, adopté à
seulement 24 voix près, qui a abouti à la funeste loi sur la SNCF et à la
fermeture des petites lignes. Il faut donc jeter toutes nos forces dans la
bataille pour renforcer notre présence au Parlement européen.
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