GILETS JAUNES. COMMENT CE MOUVEMENT DÉJOUE TOUS LES PIÈGES DU POUVOIR (MAUD VERGNOL)
De l’arnaque du grand
débat national aux provocations et tentatives de division, toutes les ruses de
la majorité échouent face à un mouvement inventif qui bouscule tous les codes.
La lettre du président adressée aujourd’hui aux Français n’échappera pas à la
règle.
Ce n’est pas avec une lettre sur le grand débat national qu’Emmanuel Macron reprendra la main. Englué dans la crise, le pouvoir multiplie les ruses pour discréditer et éteindre la colère populaire. Mais rien n’y fait. Miser sur un essoufflement après les fêtes ? Non seulement l’acte IX de samedi a remobilisé massivement, mais il a même dépassé celui du 15 décembre, avec 84 000 participants, dont 8 000 à Paris, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Mieux, de nouveaux manifestants rejoignent le mouvement (voir ci-contre), loin du « noyau dur venu pour casser et pour tuer », selon l’Élysée, qui avait parié sur un climat de violences incontrôlable. Mais, samedi, les défilés se sont déroulés dans une ambiance, bon enfant, au point que Christophe Castaner lui-même a fini par concéder qu’« aucun incident notable » n’était à déclarer.
Dans les cortèges qui
ont arpenté la capitale, l’ambiance était sereine
Encore loupé, donc, pour le gouvernement, empêtré dans une crise sociale et
politique inédite, dont il refuse toujours de comprendre l’ampleur et
l’enracinement, comme en témoigne encore la lettre publiée aujourd’hui par
Emmanuel Macron (voir ci-contre). La majorité avait pourtant mis les bouchées
doubles, en fin de semaine, pour souffler sur les braises à la veille d’une
mobilisation qui s’annonçait inflammable. Le ministre de l’Intérieur s’était
même dépassé en annonçant que « ceux qui viennent manifester dans des villes où
il y a de la casse qui est annoncée savent qu’ils seront complices de ces
manifestations-là ». Conséquences de la stratégie autoritaire de répression,
les policiers étaient quasi aussi nombreux que les manifestants dans tout
l’Hexagone. Mais les gilets jaunes ne sont pas tombés dans le piège.
À Paris, dans les différents cortèges qui ont arpenté la capitale, de Bercy
aux Champs-Élysées, en passant par République et Bastille, l’ambiance était
même plutôt sereine. Des dizaines de brassards blancs portés par des
manifestants en tête et en bord des cortèges ont fait leur apparition avec
l’idée de créer un « service d’ordre structuré ». « L’objectif, c’est que ça ne
chauffe pas. On fait tampon, on prendra peut-être des trucs (coups et
projectiles – ndlr), mais ça évitera que tous les autres manifestants en
prennent », explique à l’AFP Bryan, employé dans le bâtiment de 36 ans, qui
s’est porté volontaire le matin. Car les violences policières sont dans toutes
les bouches. Place de la République, où le « mouvement citoyen des gilets
jaunes » tient chaque samedi une table pour organiser sa « consultation
citoyenne sous forme de votation », des gilets jaunes se félicitent « qu’ici au
moins, il y a moins de casseurs ! ». « C’est un rassemblement pacifiste et, depuis
le début, il n’y a pas eu d’incident parce qu’on veille à ce que ça se passe
bien », explique Kamel Amriou, président de l’association. « Je préfère venir à
République car c’est plus calme, confie Monique, une retraitée parisienne qui
survit avec 1 200 euros par mois, dont plus de la moitié part dans son loyer.
La dernière fois (le 15 décembre - NDLR), aux Champs-Élysées, j’ai vraiment eu
peur de mourir. » D’autres s’agacent : « Oui, mais ici il ne se passe rien ! »
lance une jeune femme qui cherche en vain où peut se trouver le « grand »
cortège des gilets jaunes… Car le jeu du chat et de la souris, inventé par les
organisateurs pour semer les forces de police, déconcerte aussi certains
manifestants, perdus dans les rues de Paris à la recherche du point de
rendez-vous.
Mais c’est aussi une grande force du mouvement : être là où la police ne
l’attend pas. Ainsi, samedi, plus de 200 personnes ont manifesté près de la
villa des Macron dans la très chic station balnéaire du Touquet. Le 22
décembre, quand on les attendait à Versailles, c’est finalement dans les rues
de Montmartre que les gilets jaunes s’étaient rassemblés. « Les poulets se sont
fait poser un lapin », pouvait-on lire sur les réseaux sociaux.
« La lutte des classes
s’habille en jaune »
Les gilets jaunes laissent aussi leur empreinte dans l’imaginaire
collectif, qu’elles soient peintes à la hâte sur les murs ou écrites au dos de
leurs gilets : « Nous ne voulons plus être des moutons tondus dirigés par des
oies qui se gavent. » « Les capitalistes vivent au-dessus de nos moyens. » « La
lutte des classes s’habille en jaune. » « Macron et les Cac-40 voleurs »…
Autant de slogans chantés ou tagués samedi dans les rues de la capitale, qui
ont résonné des habituels « Macron démission ! ». Le matin, une banderole « La
foule haineuse porte l’uniforme » avait ouvert le cortège parti de Bercy, en
référence aux propos du président de la République, qui avait fustigé, lors de
ses vœux, les « porte-voix d’une foule haineuse ». Vendredi, lors d’une de ses
rares interventions publiques, et encore, elle se déroulait entre les murs de
l’Élysée, Emmanuel Macron a récidivé, affirmant que « les troubles que notre
société traverse sont aussi parfois dus, liés, au fait que beaucoup trop de nos
concitoyens pensent qu’on peut obtenir sans que cet effort soit apporté ». Une
provocation qui vient s’ajouter à une longue série de propos méprisants. « Il
se fout de nous ! Ça fait trente ans qu’on nous rabâche qu’il faut faire des
efforts ! s’insurge Vanessa, une enseignante parisienne. Moi, je suis prof,
donc je ne suis pas la plus à plaindre, et pourtant, ça fait des années qu’on
n’y arrive plus, qu’on peut plus se payer des petits plaisirs. » « Les riches,
ils en font des efforts pour créer de l’emploi, pour payer leurs impôts ? » demande
une militante d’Attac qui distribue aux manifestants de faux billets de 60
milliards d’euros pour symboliser le racket de l’évasion fiscale.
Car le mouvement des gilets jaunes, en dépit des tentatives de récupération
de l’extrême droite ou des manipulations du gouvernement (lequel voulait
introduire le Mariage pour tous dans le grand débat…), a chassé les paniques
identitaires pour remettre au cœur du débat public les urgences sociales. « Le
rétablissement de l’ISF arrive largement en tête des votations », explique
Kamel Amriou devant une urne remplie à ras bord. Quelles que soient les
annonces du pouvoir, qu’il tente la carotte ou le bâton, la majorité n’a plus
aucune prise sur le mouvement. D’autant que de nombreuses convergences
s’organisent sur le terrain. À Toulouse, CGT et gilets jaunes (lire page 7) ont
décidé de se mobiliser ensemble pour « bloquer les camions, et donc
l’économie ». Une expérience qui pourrait faire tache d’huile.
Maud Vergnol
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