ÉLYSÉE. DANS L’EURE, UN LANCEMENT QUI FREINE DÉJÀ LE GRAND DÉBAT (GREGORY MARIN)
Des élus de
l’opposition mis à l’écart, des interventions triées sur le volet… ce premier
rendez-vous d’Emmanuel Macron pour lancer le grand débat, devant des édiles dubitatifs,
a montré les limites d’un exercice cadenassé par l’exécutif....
Le secteur est verrouillé. Aux ronds-points qui cernent les villages avant
Bourgtheroulde, cette commune de l’Eure choisie pour accueillir le lancement du
grand débat national par Emmanuel Macron, les gendarmes ont remplacé les gilets
jaunes. Il faut montrer patte blanche pour s’approcher du gymnase Benedetti, où
les maires (entre 600 et 800 ont été invités) sont conduits par d’incessantes
rotations de bus. Devant l’église, il y a pourtant quelques dizaines de
manifestants vêtus de leur signe de ralliement qui tapent du pied dans la
froidure normande. Le grand débat ne les satisfait pas, mais ils profitent
calmement des nombreuses caméras de télévision, des micros tendus des radios pour
le dire.
Faire « le service
après-vente de Macron »
Ils ne sont pas les seuls à exprimer leur méfiance, voire leur défiance.
Dans le grand gymnase du collège, les maires appelés à « faire remonter le
réel », nous dit l’un d’eux, sourire en coin, ont un peu l’impression de faire
« le service après-vente de Macron ». Le matin même, le vice-président (PS) de
l’Association des maires de France, André Laignel, avait prévenu : ce débat,
« les maires ne l’ont jamais demandé ». Selon lui, il doit avoir lieu « entre
l’État et les citoyens ». D’autant que certains dénoncent un biais. C’est le
cas de Pierre Mouraret, maire de Dives-sur-Mer, premier vice-président de la
communauté Normandie-Cabourg-Pays d’Auge. Contacté par le président de
l’Association des maires du Calvados pour faire partie de la délégation
départementale d’une centaine de maires, il apprenait « par le journal
(Ouest-France – NDLR) qu’il n’y en aurait que deux qui prendraient la
parole » : Joël Bruneau, le maire LR « macron-compatible » de Caen, et Sophie
de Gibon, maire divers droite de la commune rurale de Canteloup. Il a décidé de
boycotter. « Beaucoup d’élus se posaient la question de venir ou pas », abonde
la sénatrice PCF de Seine-Maritime Céline Brulin : « On les a ignorés,
insultés. Certains nous ont dit avec raison que cette rencontre n’avait de
débat que le nom. »
« L’ISF, pas touche.
Le Cice, pas touche »
Car voilà : dans sa lettre aux Français rendue publique dimanche soir, le
président de la République a donné le cadre, « contraint, forcément », grincent
les élus : « L’ISF, pas touche. Le Cice, pas touche. L’exit tax, la flat tax,
pas touche. Autrement dit, Macron ferme le ban à propos des mesures qui ont
provoqué et accentué la colère des oubliés, des humiliés de la République »,
déplorait le député PCF de Seine-Maritime Sébastien Jumel lors d’une conférence
de presse organisée lundi par les élus communistes normands à Brionne. Dans
cette commune de 4 300 habitants de l’Eure, ce sont ces « revendications de
justice fiscale qui arrivent en tête » des cahiers de doléances, expliquait à
l’Humanité le maire communiste Valéry Beuriot avant le débat. Hasard de la
journée, ses administrés en gilets jaunes étaient reçus hier en début
d’après-midi à la mairie de Bourgtheroulde par la secrétaire d’État à la
Transition écologique Emmanuelle Wargon. « Nous avons voulu participer à la
grand-messe car on était étonnés que les gilets jaunes ne soient pas associés à
une réunion provoquée par leur propre mobilisation », commence Bruno Di Giusto,
partisan de laisser « toute sa place au débat ». Voilà un point d’accord avec
la ministre, qui plaide pour que les débats se déplacent des ronds-points vers
« le débat qu’on propose », renvoyant vers la plateforme du débat qui devait
être mise en place hier soir. Pour le reste, entre deux réponses
technocratiques (en matière de justice fiscale, comme l’a écrit le chef de
l’État, il faut dit-elle « un équilibre » entre les recettes et les dépenses),
elle évoque les pertes des commerçants dues au mouvement, la sécurité des
manifestations…
Emmanuel Macron lui aussi caressera son public dans le sens du poil. « Vous
êtes les dépositaires d’attentes de vos citoyens », commence le président de la
République, évoquant la « fracture sociale », sans oublier le clin d’œil à un
illustre « prédécesseur », la « fracture territoriale », la « fracture
économique », mais aussi la « fracture démocratique » qui sans doute a connu
« un tournant en 2005 »… Ces « fractures », certains maires les lui ont
pourtant rappelées sans détour. D’abord, assez timidement, Vincent Martin, le
maire sans étiquette de Bourgtheroulde, en lui remettant son cahier de
doléances qui porte haut la question du pouvoir d’achat. « Quand arrêtera-t-on
la machine à broyer la proximité ? » s’interroge ainsi Jean-Paul Legendre, le
président de l’Union des maires de l’Eure, ouvrant la voie à un autre front de
mécontentement. Comme lui, plusieurs maires éreintent la loi Notre et sa
restructuration forcée des territoires, renforçant parfois « l’isolement à
seulement 160 kilomètres de Paris ». Valéry Beuriot l’a ensuite interpellé sur
« la contradiction » entre deux de ses propos : « Aucune question taboue » et
« on maintient le cap ». Et sur la destruction des services publics de
proximité, prenant pour exemple « la fermeture programmée » de la maternité de
Bernay. Des « attentes » que ce maire PCF a traduites en deux questions : « Ce
débat est-il entièrement libre en matière de fiscalité, de distribution des
richesses ? » et « Pensez-vous que la reconquête des services publics fait
partie des priorités pour refonder notre contrat social ? »
« Cahier de droits et
de devoirs »
Mais, au bout de deux heures, le chef de l’État a recadré le débat en
répondant à la première salve de questions. Les cahiers de doléances ? Il ne
renie pas « la référence historique », mais préfère le terme « cahier de droits
et de devoirs ». Emmanuel Macron conclut ce premier round en disant qu’il n’a
« pas de réponse sur tout », avant de brosser un portrait global, façon ENA, du
paysage politique, économique et social de la France qu’il faut « réorganiser »
sur tous les sujets. Sauf l’ISF. « Ni tabou ni totem », dit le président. Mais
« ce n’est pas en le remettant comme il était il y a un an et demi qu’on
améliorera la situation d’un seul gilet jaune », prévient-il. Ce premier débat
a donné le ton : il n’y a peut-être « aucune question taboue », mais l’exécutif
a une réponse toute faite : « On maintient le cap. »
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