CENTENAIRE DU 11 NOVEMBRE 1918. COMMÉMORER POUR PENSER UN AUTRE AVENIR (PATRICK LE HYARIC)
De villes en villages, la France s’est replongée dans l’un de ses plus
grands traumatismes. Une myriade d’initiatives a permis de porter un regard
neuf sur la tragédie inaugurale d’un siècle de fer et de feu. De nombreuses
familles ont exhumé leurs archives, et avec elles une mémoire enfouie sous
d’épaisses couches de non-dits ou de souvenirs cauchemardesques.
Se souvenir de la Grande Guerre, c’est avant tout rester fidèle au deuil
porté dès les lendemains de l’armistice par les millions de combattants et de
familles confrontés à l’absurdité du carnage. C’est aussi ne pas oublier que ce
sont les peuples qui ont exigé la fin de la mare de sang continentale. En ce
sens, l’absence de défilé militaire, le jour anniversaire où les armes se
turent, respecte la mémoire de ceux qui perpétuèrent le souvenir du champ
d’horreurs.
Se souvenir, c’est également célébrer la paix, transformée sous la pression
revancharde en un « entracte dérisoire entre deux massacres de peuples », comme
le pressentait Romain Rolland. Cette paix évanouie la veille de la déclaration
de guerre avec l’assassinat de Jean Jaurès par la propagande belliciste et
chauvine incarnée. Cette paix que le mouvement ouvrier européen aura tentée,
bien seul, de préserver.
L’ordre du monde qui accoucha du massacre reposait sur la compétition entre
puissances impériales et coloniales, le venin nationaliste distillé et un
capitalisme assis sur l’exploitation débridée des travailleurs. Après
l’armistice, cet ordre apparut pour ce qu’il était : un immense désordre qui
laissait la pulsion de mort envahir les peuples. L’intuition que le monde devait
changer de base devenait dès lors, nécessité. Dans de nombreux pays, dans les
colonies, se levèrent soldats, ouvriers et paysans pour la paix, le pain et la
liberté. Des partis communistes essaimèrent partout sur les décombres.
Mais une commémoration dit toujours plus du présent que du passé. Notre
pays a fait de grands pas, ces dernières années, en reconnaissant fusillés pour
l’exemple et mutins courageux, et le sacrifice des troupes coloniales. En
a-t-il autant fait pour conjurer les risques de nouveaux affrontements
meurtriers ? Rien n’est moins sûr.
Le président a choisi de donner à cette commémoration une coloration très
politique, cheminant sur la ligne de front d’un territoire meurtri par
l’Histoire, aujourd’hui sacrifié sur l’autel d’une violente guerre économique,
comme le rappelle fort à propos le nouveau prix Goncourt. Le message et les
actes d’espoir et de rassemblement attendus se sont transformés en un étrange
éloge de Philippe Pétain, pourtant frappé d’indignité nationale et
définitivement déchu de ses titres militaires. Son infamie collaborationniste
s’est muée en de simples « choix funestes », sous les vivats de l’extrême
droite. Propos de division au moment où M. Macron prétend prendre le drapeau de
la lutte contre le nationalisme et la xénophobie ici et en Europe… Quelle
hypocrisie !
Commémorer, c’est ne jamais oublier qu’aux côtés des paysans bretons ou des
ouvriers de Sedan, se trouvaient dans la boue des tranchées nos frères brimés
des colonies, les grands-parents de ceux que les autorités européennes et
gouvernementales rejettent toujours, parfois même à la mer.
Commémorer, enfin, c’est ne pas oublier ce que l’Europe a pu produire au
cours de cette première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, le continent est en proie
à de nouveaux spasmes nationalistes qui prospèrent sur la compétition forcenée
érigée en dogme par d’iniques traités européens. Les budgets d’armement
flambent sur l’ensemble de la planète et la France, désormais arrimée à l’Otan,
y contribue grandement en armant les pires dictatures au monde, tout en
tournant le dos à l’aspiration majoritairement exprimée aux Nations unies de
dénucléariser les arsenaux militaires. Et le président avance l’idée d’une
« armée européenne » appelée à s’insérer dans de funestes rivalités de blocs
pour soutenir la guerre économique.
Le XXe siècle a été inauguré par la grande boucherie. Jaurès, le fondateur
de notre journal, à vouloir la conjurer y laissa la vie. Aujourd’hui, chacun
pressent les dangers de la combinaison d’une mondialisation financière sans
rivage et d’un national-capitalisme renaissant, accélérant le désastre social
et environnemental, les reculs démocratiques, et attisant des tensions
internationales potentiellement dévastatrices. Trouver et unir les forces qui
ne s’y résolvent pas est sans doute le meilleur moyen d’honorer ce centième
anniversaire. Pourquoi n’ouvrirait-il pas débats et actions pour révolutionner
la construction européenne, en ouvrant la perspective d’une nouvelle Union des
peuples et des nations associés, libres et solidaires ; une Union des peuples à
construire avec patience pour la paix et l’intérêt général humain et
environnemental ?
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