« ROLAND LEROY OU L’ÉLÉGANCE DE L’ENGAGEMENT » (PATRICK APEL-MULLER)
L’ancien directeur
de l’Humanité de 1974 à 1994, député de Seine-Maritime et
dirigeant national du PCF, est mort dimanche, à 92 ans. Récit d’une vie.
Une sorte de légende s’était édifiée autour de lui. Un personnage de roman,
disait-on. Son agilité d’esprit, sa culture, sa rigueur, sa vie brûlée par tous
les bouts jusqu’aux nuits, une allure de dandy… quelque chose d’un héros de
Roger Vailland. Roland Leroy, qui fut l’un des principaux dirigeants du Parti
communiste et durant vingt ans directeur de l’Humanité, est mort dimanche soir,
dans sa maison de Clermont-l’Hérault, entouré de ses proches et de sa femme
Danièle. Il aurait eu 93 ans au mois de mai.
Une banlieue ouvrière
normande
De ses mille facettes, on ne comprendrait rien sans revenir à l’origine,
dans cette boucle de la Seine, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf, en face de Rouen, où
il est né d’une mère ouvrière du textile et d’un père cheminot. Normand à tous
crins, donc, ne tolérant aucune critique sur Jeanne d’Arc – une tentative me
valut un « couillon, va ! » – pour laquelle il avait organisé des
commémorations et sur qui il avait projeté d’écrire un livre, passionné des
abbayes de la région et de Jumièges en premier lieu, invoquant Maupassant pour
exalter les Vikings. Un cycliste ? C’est son ami Anquetil ! Un peintre ? C’est
Géricault ! Une cuisine ? C’est au beurre et à la crème ! C’est là aussi le
terreau de son engagement. Roland Leroy rappelait son père qui votait
communiste « parce qu’il faut toujours voter pour le plus rouge » et imprégné
d’anarcho-syndicalisme puissant dans la région, et notamment sur le port du
Havre. Mais aussi un oncle, Édouard Charles, dont une rue d’Elbeuf porte le
nom, secrétaire de l’union locale CGT sous le Front populaire, puis résistant,
mort en déportation à Sachsenhausen.
À 17 ans, il bascule
dans la clandestinité
Son éveil politique se fait au long des marches de la faim des chômeurs,
des revendications d’allocation, des rencontres avec des enfants de
républicains espagnols réfugiés à Elbeuf, des licenciements de syndicalistes,
de l’arrogance des patrons drapiers et de l’espoir du Front populaire. De quoi
forger une conscience de classe. La guerre survient, puis l’occupation nazie,
ce « temps des monts enragés et des amitiés interdites », disait René Char. Le
jeune Roland Leroy s’engage très tôt dans la Résistance. Sa première tâche :
distribuer les numéros clandestins de l’Humanité… Puis, il va saboter
quotidiennement des trains de marchandises, les envoyant plutôt au sud qu’au
nord pour empêcher le ravitaillement des troupes allemandes. Il a à peine 17 ans
quand il bascule dans la clandestinité. Adieu le travail à la SNCF, bonjour
l’organisation en triangle qui sécurise les groupes de la jeunesse communiste.
Logé de planque en planque, changeant de nom (Bob, Réli, Paillard, Dumas
Alain…), organisant des imprimeries clandestines, des coups de main, des
attentats… il devient responsable adjoint des JC d’une grande région du
nord-ouest de la France. À la Libération, il est de ceux qui prennent d’assaut
la PlatzKommandantur de Rouen. Longtemps, Roland Leroy resta discret sur son
parcours dans la guerre de l’ombre. Ces dernières années, il racontait plus
volontiers les drames, les camarades perdus, les fraternités à jamais nouées.
Les erreurs aussi. Tout jeune responsable départemental du PCF, il œuvra à la
réhabilitation d’un responsable communiste, abattu comme traître. À tort.
À la Libération, le jeune homme – décrit par ses supérieurs comme
« dynamique », « organisateur », « intéressant » – travaille deux ans à la
SNCF. Repéré par Jacques Duclos, qui avait dirigé dans la Résistance
communiste, il devient très vite responsable départemental du PCF en
Seine-Maritime. Il y déploie une intense activité, notamment auprès des
ouvriers et des dockers. Un fait d’armes marque son parcours, l’occupation de
la caserne Richepanse à Rouen, le 7 octobre 1955, par 600 rappelés qui
refusaient de partir en Algérie. Roland Leroy relate ce fait d’armes qu’il
organisa : « Au moment où les soldats furent appelés à monter dans les camions
pour le départ, ils restèrent d’abord dans leur chambre, puis, rassemblés, deux
sous-officiers réservistes sortirent des rangs et annoncèrent leur refus de
départ. » Au même moment, les travailleurs des entreprises proches de la
caserne se rassemblèrent autour de la caserne, à l’appel des militants du PCF,
et manifestèrent activement leur soutien. Hissé sur les épaules d’un militant
communiste, Roland Leroy prit la parole au mur de la caserne, s’adressant à la
fois aux travailleurs et aux soldats. À la nuit tombée, les forces de police
chargèrent brutalement, jusque dans une fête foraine proche. Les soldats furent
embarqués dans des camions vers 4 heures du matin. Une vingtaine d’arrestations
furent suivies de procès d’urgence et de condamnations. Plusieurs soldats
furent emprisonnés, l’Humanité du lendemain fut saisie dans tout le
département. Le gouvernement engagea des poursuites « pour atteinte à la sûreté
extérieure de l’État ». Mais, le lendemain après-midi, un puissant meeting eut
lieu, organisé par le Parti communiste et la CGT. Le refus de la guerre
d’Algérie s’affichait avec éclat. L’historienne Madeleine Rebérioux, qui quitta
le PCF, dira plus tard : « Je pardonne tout à Roland Leroy, pour l’affaire de
la caserne Richepanse. »
La culture en liberté
Appelé à des responsabilités nationales, il en est un temps écarté, puis
rappelé au secrétariat du Comité central par Maurice Thorez. Élu député en
1956, il s’affirme vite aux premiers rangs de la direction communiste, en même
temps qu’un certain Georges Marchais. Mais c’est en 1967 que Roland Leroy accède
à la responsabilité des intellectuels et de la culture, à laquelle il confère
un formidable rayonnement. Est-ce auprès de son père qui, bénéficiant de la
gratuité des transports pour lui et sa famille, l’emmenait, enfant, visiter les
musées à Paris, qu’il acquit son formidable appétit pour l’art et la création ?
Ami d’Aragon et d’Elsa Triolet, de Picasso et de Pignon, il noue des relations
de coopération et de travail avec René Char, Jean Vilar, Marcel Maréchal, Roger
Planchon, Léo Ferré, Juliette Gréco, Michel Piccoli, Kijno, Féraud, Marina
Vlady, Philippe Sollers, Stellio Lorenzi, Marcel Bluwal, Jean-Pierre Faye… Et
Jean Ferrat, avec il passe ses réveillons à Antraigues. « Un frère »,
dira-t-il.
Avec son équipe, précise-t-il, « nous soutenions qu’un créateur ou un
chercheur est présent dans la vie sociale autrement que par son activité
politique, il l’est d’abord et principalement par sa création et son travail ».
La rupture est totale avec le réalisme socialiste : « Il ne peut y avoir d’art,
de littérature ou de science de parti, pas plus que d’intellectuels officiels
du parti. » On est loin de la conception soviétique d’alors. Ces conceptions
deviennent celles du parti, à l’occasion d’un Comité central du PCF à
Argenteuil. À sa suite, des municipalités communistes, de grands comités
d’entreprise engagent des politiques culturelles audacieuses
Le choc de l’année 68
Mai 68 s’éteint en juin. Mais la secousse vient en août. Roland Leroy part
en vacances en Tchécoslovaquie, dans les Tatras. À l’arrivée, il rencontre
longuement Alexandre Dubcek. Mais le 21 août, alors qu’il revient d’une
recherche de champignons dans la montagne, des vrombissements d’avions rompent
le calme. L’armée soviétique et les troupes du pacte de Varsovie occupent le
pays. Il tient un carnet de notes du drame (1), refuse de prendre contact avec
les envahisseurs et rejoint l’ambassade de France. Une fin des illusions. Le
PCF condamne mais n’en tire pas encore toutes les conséquences. Reste la
blessure.
Cette année-là, le secrétaire général du parti, Waldeck Rochet, porte son
choix sur Georges Marchais pour lui succéder – ce sera chose faite en 1972 – et
pour réaliser l’Union de la gauche. Il le préfère à Roland Leroy, plus réservé
vis-à-vis des socialistes. Ce dernier joue un rôle important, notamment lors
des négociations du Programme commun. Mais les deux hommes ne s’apprécient
guère. Roland Leroy devient, en 1974, directeur de l’Humanité. Il y fait
merveille. Son charme draine autour du journal des intellectuels, il donne à la
Fête de l’Humanité un nouvel élan – citons l’étonnant défilé d’Yves Saint
Laurent sur la Grande Scène – et multiplie les entretiens de prestige : Castro,
Tito, Boumediene, Gorbatchev… Il écrit sur Malraux comme sur Éluard. « Mon activité
la plus enrichissante », dira-t-il plus tard. Il pilote le journal en mariant
un charme dont il sait habilement jouer et une autorité que personne ne
discute. L’homme public, le débatteur des plateaux télévisés, noue de solides
amitiés, même avec des adversaires comme Jean d’Ormesson, qui écrivait qu’ils
jouaient « la perpétuelle comédie du guillotineur et du guillotiné ».
En mars 1994, Roland Leroy part en retraite – en fanfare, entouré par des
responsables politiques, des créateurs et les équipes de l’Humanité –, quitte
Paris et la Normandie pour l’Hérault, avec Danièle, sa femme. Une vie plus
douce, avec de solides amitiés, mais toujours la passion de la politique et de
l’information. Avec toujours un brin de distance élégante.
(1) Publié en 1995 dans la Quête du
bonheur, chez Grasset.
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