18 octobre 1961, la presse choisit son camp
Au lendemain de la manifestation pacifiste des
Algériens, réprimée dans le sang, seuls l’Humanité et Libération
dénoncent cette nuit de massacre.
«Ray Charles pourra chanter ce soir. Après le passage
du service de désinfection, le Palais des sports a retrouvé son aspect
habituel. » C’est une des annonces que fait placidement France-Soir, dans son
édition parue trois jours après l’assassinat de près de 300 Algériens, le
17 octobre 1961 à Paris. Avec le parc des expositions et le stade Coubertin, le
Palais des sports avait été transformé en lieu de détention où la police avait
parqué des Algériens dans des conditions inhumaines.
Les policiers se livrent à une
véritable chasse à l’homme
Ce soir du 17 octobre, répondant à l’appel du FLN,
30 000 « Français musulmans d’Algérie » manifestent sous la pluie dans les
rues de Paris. Celles-ci leur sont interdites depuis l’infamant couvre-feu
décrété par les autorités françaises douze jours plus tôt, avec l’aval du
premier ministre, Michel Debré. Le caractère pacifique du rassemblement est
garanti par les organisateurs, qui vont jusqu’à fouiller les manifestants. Sur
ordre de l’ancien fonctionnaire de Vichy Maurice Papon, devenu depuis préfet de
police de Paris, les policiers vont pourtant se livrer à une véritable chasse à
l’homme. Papon exige aussi qu’aucun journaliste ne soit présent sur les lieux,
contraignant ces derniers à ne disposer que des sources officielles, notamment les
informations délivrées par la préfecture. Au total, près de
14 000 manifestants seront arrêtés. Près de 300 d’entre eux seront jetés à
la Seine ou exécutés. Le lendemain, dans la presse, la majeure partie des
titres vont appuyer ou relayer la version officielle tandis que d’autres
journaux, plus rares, dont l’Humanité, refusent de fermer les yeux.
Ainsi le Figaro se fend d’un article retraçant le fil
de la journée heure par heure et dans lequel on peut lire dès les premières
lignes qu’« il y a eu des heurts, mais (que), grâce à la vigilance et à la
prompte action de la police, le pire – qui était à craindre – a pu
être évité ». Il ne manque pas d’y adjoindre le communiqué officiel de la
police après avoir titré en une : « Violentes manifestations de musulmans
algériens hier soir à Paris ».
« Sur le trottoir, sept corps
étaient allongés »
Dans les kiosques, le quotidien à grand tirage
Paris-Jour barre sa une d’un titre alarmiste : « 20 000 Algériens maîtres
de la rue à Paris durant trois heures ! », tandis que l’éditorialiste accable
les Algériens qui « ont pu défiler en plein cœur de la capitale sans avoir
demandé l’autorisation et en narguant ouvertement les pouvoirs publics et la
population ». Pour l’historien Alain Ruscio, la majeure partie de la presse de
l’époque se faisait nécessairement l’écho de la méfiance « et même du racisme
vis-à-vis de la communauté algérienne », entretenu dans la population. « Mais
des journaux comme Libération et l’Humanité dénoncent tout de suite les
exactions de la police. Le journal France nouvelle, édité par le PCF, parle
même de pogrom », souligne l’historien.
L’Humanité, souvent troué de grands carrés blancs
depuis le début de la guerre d’Algérie, décrit la situation au début de la
manifestation dans son édition du 18 octobre : « Il y avait des femmes qui
scandaient des youyous, il y avait des enfants que les travailleurs algériens
avaient amenés avec eux. Mais en plusieurs endroits les policiers et les CRS
ont chargé et tiré. » Le journal, qui précise ne pas pouvoir tout dire à cause
de la censure gaulliste, titre en une : « Plus de 20 000 Algériens ont
manifesté dans Paris. Combien de morts ? » En page 7, le journal communiste
décrit ce qui se passe peu de temps après, à deux pas de son siège, situé à
l’époque rue du Faubourg-Poissonnière, dans le 9e arrondissement, lorsque
le cortège d’Algériens se retrouve face à un car d’agents de police. « Il y eut
un moment d’hésitation, puis le chauffeur du véhicule descendit sur la chaussée
et tira un coup de feu en l’air : ce fut le signal. Aussitôt, les agents
descendirent du car et vidèrent les chargeurs sur les manifestants qui
tentaient de trouver refuge dans le restaurant et l’immeuble contigu. » Et
l’Humanité de poursuivre la description macabre : « Sur le trottoir, devant le
restaurant, sept corps étaient allongés », remettant en cause les chiffres
fournis par l’AFP. Le Parisien libéré annonce lui aussi sept morts tout en
décrivant un Paris envahi par « les meneurs et les tueurs ». Des qualificatifs
utilisés à l’époque par la droite populiste qui ne manque pas de pointer la
seule responsabilité du FLN. Même dans le Monde, pourtant plus mesuré dans sa
description de la sanglante nuit, Jacques Fauvet pointera du doigt le FLN
« puisque, ici et là, c’est le terrorisme musulman qui est à l’origine de ces
drames ». Et dans le quotidien l’Aurore, pro-Algérie française, les
journalistes n’hésitent pas à dénoncer « la lâcheté habituelle » des meneurs
qui « mettaient les femmes et les enfants en avant comme à Bizerte ».
Des dizaines de cadavres d’Algériens
repêchés dans la Seine
Le lendemain de la manifestation, Libération, journal
issu de la Résistance et dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, tentera
d’envoyer un reporter pour pénétrer dans le parc des expositions, où il
entendra des cris de douleur et d’effroi. C’est aussi à partir de ce jour que
des dizaines de cadavres d’Algériens seront repêchés dans la Seine. Le
travestissement de la vérité n’est alors plus possible et un consensus gagne
alors la presse, même réactionnaire. Dans le même temps, celle-ci chassera
petit à petit le drame de ses colonnes, comme pour faire disparaître les
Algériens une seconde fois.
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